Usages et mésusages du concept de race
Pour prolonger la discussion autour de la conceptualisation du racisme telle qu’elle est développée dans l’ouvrage récemment paru de Michael Hardimon, Repenser la race, nous avons souhaité interroger Florian Gulli, auteur en 2022 de L’Antiracisme trahi, dans lequel est examinée la pensée contemporaine du racisme et de l’antiracisme, et où sont critiqués à juste titre certains combats politiques antiracistes mal fondés.
Yann Schmitt : Il nous a semblé important d’entendre votre lecture de l’ouvrage de Michael Hardimon qui lui aussi veut repenser la lutte contre le racisme en fournissant une meilleure compréhension du racisme et des catégories de l’antiracisme. Les écarts et les éventuels rencontres entre votre projet et celui de Hardimon nous situent au cœur des enjeux intellectuels et militants sur le problème persistant du racisme.
L’approche de Hardimon a ceci de troublant qu’elle met en question ce cadre conceptuel actuel de l’antiracisme pour mieux nous faire progresser vers une disparition progressive du racisme. Son apport fondamental réside dans sa stratégie de désagrégation du concept de race en une multiplicité de concepts de race. Le premier est le concept racialiste où la race est comprise de manière raciste comme une association d’un phénotype, d’une origine commune et d’une place dans la hiérarchie des compétences morales et intellectuelles censée structurer l’humanité. Reste alors à étudier trois autres concepts non raciste de race comme nous allons le voir au fur et à mesure.
Le premier de ces concepts non racistes est le concept de race minimaliste. Il doit permettre de comprendre les classements non racistes en fonction de différences physiques visibles entre les humains et en fonction de leur ascendance. Il relève d’une phénoménologie de certaines relations sociales ordinaires où le phénotype sert de point de référence pour des désignations utiles comme « les électeurs noirs », pour des pensées comme « Jean est l’étudiant blanc du groupe » ou même des critiques comme « les Asiatiques subissent des discriminations raciales ». Hardimon considère que de tels classements ont une certaine objectivité. Il est nuancé puisqu’il insiste sur le réalisme modéré de ces classements : les frontières entre les races peuvent être vagues au point que de nombreuses personnes ne peuvent être dite appartenir à une race minimaliste. Ce concept de race minimaliste, qui tente de décrire des personnes au sein de relations sociales non conflictuelles vous parait-il pertinent ?
Florian Gulli : Avant d’en venir aux points qui me semblent importants dans l’ouvrage de Hardimon, une remarque critique. Adosser la race minimaliste à une condition de visibilité semble discutable. Il y a dans cette thèse une forme d’« US-centrisme » pour reprendre une expression des historiens Schaub et Sebastiani. Mais ce reproche n’est qu’un demi reproche puisque Hardimon n’ignore en rien cette limite de son travail. Ce sont presque ces premiers mots : « Le contexte politique général du livre est défini par les multiples conflits sociaux et politiques associés à la « race » qui affectent les États-Unis. »
Si le racisme américain a mis au centre du jeu la visibilité et le phénotype, il n’en est pas de même en effet d’autres formes de racisme. On peut penser par exemple à l’antisémitisme. Là, le racisme produit la différence visible plus qu’il ne la présuppose. L’historien Jean-Frédéric Schaub écrit à propos de l’antisémitisme :
L’assignation raciale ne consiste pas d’abord à constater l’altérité, phénomène statique et visible. Il s’agit de débusquer l’imperceptible différence, ce en quoi consiste l’opération d’altération. Le racisme engendre donc l’altérité afin de nourrir des mécanismes de différenciation, de stigmatisation et de discrimination.
D’où la pratique consistant à rendre visible la présence des Juifs en leur imposant des marques (étoile jaune, rouelle, etc.). La différence n’étant pas visible, il faut la rendre visible. Sans doute ces remarques à propos des Juifs peuvent-elles s’appliquer aussi aux Burakumins au Japon et aux Cagots dans le sud ouest de la France.