APORIA

Subst. fém. Contradiction insoluble dans un raisonnement.

Ce que le religieux peut faire au politique

Si les religions sont parfois présentées – non sans naïveté – comme des solutions à divers problèmes contemporains comme l’individualisme, l’angoisse face à l’avenir ou le consumérisme, prendre la mesure exacte de l’implication des idées religieuses dans les guerres contemporaines n’est pas aisé. On peut les considérer soit comme un pur et simple vernis par rapport aux véritables causes matérielles que sont les intérêts économiques ou les passions ethniques ou politiques soit en faire une clef de lecture pour rendre compte des motivations et des objectifs des belligérants.

La lecture de l’ouvrage de Haoues Seniguer, Dieu est avec nous ! Le 7 octobre et ses conséquences1, nous permet de reposer la question de la place des religions dans la motivation à agir et dans la légitimation des actions les plus violentes et destructrices. Je n’entends pas rendre compte de l’ensemble de l’ouvrage qui, ici, sera plutôt comme une occasion épistémologique pour une réflexion sur la manière de comprendre comment des idées religieuses peuvent participer à un déchainement de violence meurtrière. Ce faisant, j’espère identifier deux points essentiels qui pourraient expliquer comment une certaine forme de religiosité paraît mener, sinon nécessairement, au moins avec une grande probabilité, à des actes violents et destructeurs, selon une rationalité réelle bien que limitée : la radicalisation des raisons et la saturation de l’espace des raisons.

Seniguer n’opte pas pour la solution simpliste qui ferait du religieux le domaine de l’irrationnel, ce qui suffirait à comprendre que là où le religieux prospère, la violence démesurée adviendra nécessairement. À l’inverse, il entend montrer que les acteurs ont des raisons d’agir qui sont exprimées plus ou moins explicitement dans leurs discours. Cette rationalité peut être limitée et située au sens où le discours religieux peut donner des raisons à certaines personnes prises dans un contexte particulier sans que ces raisons aient une quelconque force pour d’autres personnes. Quand des dirigeants israélien invoquent le souvenir d’Amalek, ce rappel biblique ne fournit pas une raison d’agir pour un soldat du Hamas tandis qu’un soldat israélien pourra y trouver une raison de risquer sa vie. Une partie du projet de Seniguer est donc de montrer comment des discours politiques israéliens et palestiniens tenus avant et après le 7 octobre 2023 sont imprégnés de références religieuses et comment ils fournissent des raisons d’agir de manière violente.

Seniguer recense patiemment les discours associant religion et violence tenus par les dirigeants du Hamas et de l’État israélien (et de responsables musulmans et juifs en France mais je laisse ce point). Cette sociologie compréhensive ne prétend pas que le religieux est nécessaire ni suffisant pour déclencher des actes violents. Le propos est plus modeste et plus rigoureux. Les discours religieux appelant à la violence forment un contexte linguistique et intellectuel qui structure les réflexions sur la guerre issue du 7 octobre 2023 et qui fournit des motifs pour des actions violentes. La force des idées religieuses passent donc par des discours tenus par des autorités reconnues et bénéficiant donc d’un pouvoir symbolique assurant l’efficacité des discours et des idées qu’ils véhiculent. La parole se fait performative et le religieux s’associe au politique. Lire Dieu est avec nous ! nous permet donc de comprendre une partie du contexte d’action et une partie des motifs des agents violents en ce qu’ils sont exposés à ces discours.

L’explication n’est jamais mono-causale. Seniguer prend soin de toujours relier les raisons d’agir religieuses à d’autres raisons expliquant la forme ou la force d’un discours. Prenons un exemple. L’insistance dans les propos des dirigeants du Hamas soit sur l’identité israélienne soit sur l’identité juive des ennemis relève souvent du pragmatisme politique. Insister sur la qualification de l’ennemi comme israélien – au sens de membre de l’État d’Israël – et non comme juif permet de parler des droits du peuple palestinien et du problème de la colonisation à des interlocuteurs admettant sans difficulté cette grammaire des droits. La dimension religieuse pouvant être inefficace et insuffisante à motiver certains soutiens, en particulier occidentaux, une association constante du religieux au politique tel que définit par des interlocuteurs extérieurs impose une analyse des facteurs politiques et religieux.

***

Quel est alors l’effet de la part religieuse de ces discours ?

Seniguer ne le dit pas ainsi, mais l’effet me semble double : d’une part, les idées religieuses radicalisent les oppositions et intensifient la conflictualité, d’autre part, elles saturent l’espace des raisons accessibles aux acteurs, notamment quand elles sont rendues indissociables du politique.

La radicalisation produit des divisions sans nuance et donc des raisons d’entrer dans des conflits sans négociation où la violence se doit d’être maximale. Si un dieu a confié à un groupe un territoire et une mission, on a là une raison non négociable pour les membres du groupe de mettre en œuvre le projet divin, y compris contre d’autres prétendants à l’usage de ce même territoire. Il est en effet difficile de demander une discussion et des compromis quand il s’agit du respect d’une obligation divine considérée comme parfaitement claire par certains belligérants. On retrouve l’importance de la sacralisation comme mise à l’écart de la discussion profane. L’obligation d’agir violemment est absolue et non négociable étant donné le caractère divin de l’ordre reçu.

Cette radicalisation produit alors une saturation de l’espace des raisons par le religieux qui interdit aussi toute discussion. L’agent n’a plus accès à des raisons variées dont la diversité pourrait le mener à des discussions du type : quelle raison doit l’emporter ? mes raisons sont-elles plus pertinentes que celles de mon adversaire ? etc. Le religieux quand il radicalise exclut les raisons que l’ennemi délégitimé pourrait avancer. Aucun doute n’est légitime, ce qui tarit une source habituelle de questionnement et de réflexivité. Si un territoire a été confié par un dieu à un premier groupe, invoquer un droit historique acquis ensuite par la présence durable d’un autre groupe sur le même territoire n’est pas une raison à prendre en compte par le premier groupe. Aucune négociation n’est possible, la référence au commandement divin à respecter absolument l’interdisant.

La saturation par le religieux vient aussi d’une conception du religieux comme vision du monde capable d’englober toute la vie individuelle et sociale, à rebours de toute tentative de privatisation du religieux pour libérer un espace public de discussion pluraliste et ouvert à des revendications n’émanant pas d’une seule religion. Ainsi, les deux adversaires peuvent invoquer une guerre existentielle puisqu’ils agissent au nom de religions qui radicalisent et saturent. Il ne s’agit pas seulement d’un conflit pour un bien – un territoire – que les deux adversaires ne peuvent ou plutôt ne veulent partager. La guerre doit décider de l’existence de deux peuples engagés dans le conflit parce que leur dieu le demande. La violence apparaît justifiée comme l’unique moyen disponible pour vivre conformément à cette logique qu’il faut bien qualifier de totalitaire puisque l’herméneutique religieuse pratiquée dans les deux camps exclut la moindre discussion critique et donc toute alternative. Et, en bonne logique totalitaire, cette herméneutique n’est jamais identifiée comme une herméneutique parmi d’autres et donc comme une herméneutique tout court, car ce serait reconnaître un pluralisme légitime et un espace de discussion critique où le doute est une vertu.

***

Reste que l’étude du discours des dirigeants du Hamas et de l’État israélien n’est pas encore l’étude des raisons d’agir des combattants, même si certains dirigeants ont pu être engagés par le passé dans des actions violentes ou guerrières. Seniguer ne décrit pas les raisons d’agir de ceux qui sont impliqués directement dans la violence. Le livre porte sur les discours des dirigeants qui produisent des conditions pour l’action violente d’autres agents. On peut imaginer que les combattants y puisent des ressources pour légitimer et motiver leurs actes. Néanmoins, la reprise avec plus ou moins de recul des discours des autorités politiques et religieuses est le moment véritable où le religieux s’articule à l’action violente, or il est absent de l’ouvrage.

Bien sûr, insister sur la reprise des discours appelant à la violence par les agents violents n’implique pas de nier la part de responsabilité des dirigeants qui construisent un espace des raisons radicalisées et saturantes. Mais ce qui apparaît comme une logique totalitaire dans un discours politico-religieux maximalement englobant ne permet pas de conclure que tout combattant n’est mu que par cette logique implacable et qu’il a aboli tout jugement personnel. Une telle sociologie compréhensive de la violence pour des motifs religieux serait paradoxale puisqu’elle ne tiendrait pas compte des raisons d’agir des agents les plus directement impliqués dans les actes violents.

L’ouvrage nous laisse donc un peu sur notre faim quant à la compréhension de la violence effective des agents et quant à la part du religieux dans leurs actes. Les intérêts et les passions des agents sont structurés pour partie par les discours d’autorités invoquant des raisons religieuses d’être violent. Mais quels sont les affects, les dispositions et les doutes des agents soumis à la rhétorique religieuse et politique et à sa logique totalitaire ? Quelle est leur compréhension de la part religieuse de la situation et de leur rôle ? Quels intérêts sont associés à la sensibilité aux discours religieux ? Quelle est la part de la contrainte pure et simple dans l’engagement guerrier ?

Ce serait un tout autre travail et Seniguer ne prétend ni l’avoir fait ni qu’il serait négligeable. Mais si l’on veut comprendre comment un discours religieux peut justifier la violence politique, le rapport subjectif des combattants à la religion devrait être exposé, une fois exposées les discours appelant à la violence pour des raisons religieuses mêlées de politique.

  1. Paru aux éditions Le bord de l’eau en 2025. ↩︎
Pour vous abonner à la newsletter :

Laisser un commentaire

Your email address will not be published. Required fields are marked *.

*
*