APORIA

Subst. fém. Contradiction insoluble dans un raisonnement.

Sur le sacré et l’impuissance à lutter contre le mal, lire Simone Weil

Dans La personne et le sacré, rédigé à Londres en 1943, la notion de sacré est utilisée par Simone Weil dans son sens courant, sans véritable problématisation. Est sacré ce qui mérite un respect absolu de par son lien au divin. Néanmoins, à partir de cet usage non travaillé de la notion et en cherchant ce qui mérite véritablement d’être tenu pour sacré, Weil nous offre une réflexion critique sur la justice, le droit et le mal dont les impasses sont instructives à plus d’un titre et justifie une lecture patiente de son opuscule, en lien avec ses deux œuvres les plus connues que sont Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934) et L’enracinement (1943).

Pourquoi distinguer personne et sacré ?

Dès le début de son texte, Weil introduit une distinction nette entre personne et sacré, ce qui, en première lecture, paraît un peu surprenant tant cette distinction s’oppose à l’idée souvent défendue de la sacralité, au sens de l’inviolabilité, de la personne humaine. En effet, cette sacralisation de la personne est souvent comprise comme l’expression la plus importante de la protection morale et politique contre les pires crimes.

En séparant personne et sacré, Weil n’entend évidemment pas défendre la possibilité de relativiser les exigences morales liées au respect des personnes (au sens habituel ou juridique du terme), c’est tout le contraire. Son texte est une méditation sur la fondation de la morale dans un bien impersonnel dont on devine qu’il est l’amour divin, c’est-à-dire le dieu amour christique plus que chrétien, et encore moins catholique puisque le catholicisme est cette religion qui a bien mal tournée en se faisant romaine et juridique. La personne et le sacré pose aussi, comme d’autres textes de Weil, la question des moyens d’action examinés en fonction de leur conformité avec les idéaux, valeurs ou fins de l’humanisme que Weil défend.

En général, la dignité humaine trouve son fondement dans un sujet affirmant son autonomie sous une forme individualiste. C’est la grande erreur des gens de 1789 nous dit Weil. Le sacré de chaque être humain se trouve dans la trace que le bien a laissé en lui et qui motive le désir du bien et le refus du mal. Ainsi, chaque être humain peut s’indigner de l’injustice et du malheur qui blesse et brise son désir du bien. Est sacrée l’image du bien en chaque être humain – imago Dei.

Pourquoi refuser de sacraliser la personne ?

Pour Weil, la personne est l’individu humain dans sa particularité en tant qu’il n’existe qu’en relation avec une communauté particulière. Être une personne consiste donc à recevoir un statut particulier en tant qu’individu de tel groupe. Une telle dépendance du personnel par rapport au collectif permet de faire droit à une analyse sociologique de l’humain. Mais l’approche sociologique ne peut suffire et une réflexion philosophique voire théologique permet d’identifier le sacré de l’individu par delà sa personne. Or le bien est universel et le désir du bien aussi. Par conséquent, se focaliser sur la personne au sens de l’humain dans sa relativité sociale s’accompagne d’une incompréhension de l’impersonnel que sont le désir du bien et le bien lui-même.

L’argument de Weil pour justifier la distinction personne/sacré est plutôt confus (p. 26). Pour défendre que le sacré n’est pas dans la personne, elle raisonne par l’absurde. La personne n’est pas l’individu concret mais une caractéristique relative et extrinsèque, dépendante de la relation à un groupe. Par conséquent, si la personne était le sacré, il faudrait reconnaître que crever les yeux de quelqu’un n’atteindra pas sa personne et donc ne serait pas une atteinte morale – en admettant que la morale dépende de ce qui est sacré dans l’individu. En effet, la relation de l’individu à sa communauté reste la même que les yeux soient crevés ou non. Être une personne ne permet pas de comprendre les interdits moraux et le sacré qu’il faut respecter. C’est l’individu entier qui est sacré et non un aspect personnel ou son statut.

Ce n’est ni sa personne ni la personne humaine en lui qui est sacrée. C’est lui. Lui tout entier. Les bras, les yeux, les pensées, tout. Je ne porterais atteinte à rien de tout cela sans des scrupules infinis.1

Mais une telle défense est tout aussi absurde que ce qu’elle vise à corriger. Dire que tout l’individu est sacré au sens où la moindre partie de son corps l’est implique que couper les ongles d’un autre être humain pourrait bien être une profanation de sa sacralité exigeant des scrupules infinis.

Weil semble avoir conscience de l’absurdité de sa première défense et la corrige ensuite. C’est en tant que porteur d’un désir du bien que l’individu est sacré. Et ce sont les atteintes à ce désir qui sont moralement condamnables. Il aurait donc été tout aussi justifié de défendre que c’est par son statut moral de participant au bien par son désir qu’un individu est une personne morale ayant une valeur sacrée. En refusant d’associer sacré et personne, Weil doit vouloir éviter que le sacré puisse dépendre d’une relation immanente à un groupe. Le sacré ne repose pas sur une telle relation mais sur une relation au bien transcendant. Aucun statut accordé par un groupe ni aucune appartenance à un groupe ne suffirait à expliquer la sacralité d’un être humain.

Le désir impersonnel du bien

L’expression « l’impersonnel » traverse tout le texte et permet de désigner aussi bien l’amour divin universel que sa présence dans chaque être humain ainsi que la vérité ou la beauté qui n’ont rien de subjectives ou culturelles.

Le désir qui motive à chercher le bien et à le réaliser se manifeste d’abord dans le cri de protestation face à la souffrance injuste. Prendre conscience d’une souffrance injuste – le mal relevant de l’épreuve et de la disharmonie, du malheur donc – permet de comprendre que tout être humain aspire au bien face à l’injustice.

Dans L’enracinement écrit à peu près au même moment, la présence de la justice au fond du cœur de chaque être humain permet de refuser une conception scientiste du monde selon laquelle seule la force et la nécessité seraient efficientes en ce monde. « Si la justice est ineffaçable au cœur de l’homme, elle a une réalité en ce monde. C’est la science [moderne] qui a tort. »2. Weil refuse le naturalisme qui écarte de son ontologie tout surnaturel, au nom d’un donné, à savoir le désir du bien en tout être humain. L’universelle présence de ce désir semble un postulat optimiste, mais Weil le pense comme un donné ontologique. Quoiqu’il en soit, la reconnaissance de cet élan vers le bien permet de proposer un humanisme pour lequel un être humain n’est pas mu simplement par la nécessité naturelle ou son intérêt.

Il faut remarquer que le sacré se reconnait d’abord dans le refus de la souffrance injuste. On reconnaît le motif de la souffrance comme pédagogie morale et spirituelle, Weil sanctifiant au passage la violence du châtiment judiciaire pour permettre aux criminels de retrouver en eux cette soif impersonnelle de justice. Le sacré est donc à retrouver d’abord sous la forme de la plainte face à l’injustice et face au malheur, comme une atteinte au désir du bien, du vrai et du beau. Ou plutôt, une fois bien comprise, la plainte face à l’injustice vécue douloureusement révèle sa condition de possibilité : le désir impersonnel, universellement présent, du bien.

Les conséquences politiques sont alors une critique (bien connue) de la déshumanisation capitaliste du travail en usine et aux champs, travail qui empêche la culture du désir du bien puisqu’il n’offre ni le temps, ni l’espace, pour la méditation, l’attention et la compassion, et qu’il exclut par là l’amour. L’institution des droits humains depuis 1789 ne permet pas non plus de préserver le sacré de l’humain puisque les droits humains conjuguent l’individualisme et le recours à la force pour les faire respecter. Toute généalogie des droits humains les reliant au christianisme ne fait que rapporter ces droits à une matrice romaine et non véritablement chrétienne, au sens de conforme à la parole de Jésus de Nazareth. Prise dans le second conflit mondial, Weil appelle donc à une politique bien différente de celle qui sera promue ensuite, et qu’elle n’a pas connue. Pour elle, seules des institutions ayant explicitement pour objectif la préservation du sacré, à savoir le refus de la souffrance injuste et la culture de l’amour doivent organiser la vie collective humaine. La question des droits humains devient seconde sinon secondaire, comme y insistera longuement la première partie de L’enracinement.

L’absence de véritable pluralisme moral

L’exigence éthique est des plus élevées. Reste que le refus de la primauté des droits pour structurer un ordre juridique et politique au nom de la primauté à accorder aux demandes de justice de la part des victimes de souffrances injustes conduit Weil à défendre un perfectionnisme moral et politique insensible à la pluralité morale. En effet, Weil expose un unique mode de vie parfait ou idéal. On peut légitimement s’inquiéter que les droits humains soient parfois compris comme la promotion d’un mode de vie individualiste voire capitaliste, sous la forme d’une obsession pour la défense de la propriété privée opposée à toute solidarité par exemple. Pourtant, une partie de leur justification vient de la garantie qu’il offre pour un certain pluralisme dans les conceptions du bien, à rebours de toute imposition à toute une population d’une éthique, notamment religieuse.

On retrouve aussi le monisme perfectionniste de Weil dans son texte programmatique Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale où elle présente un idéal de vie humaine unique : le travail méthodique où la pensée contrôle parfaitement les fins et les moyens tout autant que le corps, la matière et la coordination avec les autres. Ce qui l’amène, comme Platon, à vouloir légiférer sur les arts pour limiter leur créativité si elle dévie de l’ordre perfectionniste promu3. Le refus du pluralisme moral est aussi présent dans la conclusion de L’enracinement où l’obéissance consentie au travail physique et à la mort est magnifiée comme unique bonne manière de vivre.

De même, dans sa correspondance, Weil insiste sur l’idéal d’un contrôle de soi présenté comme ce qui doit être l’essentiel pour qu’une vie ait de la valeur. Dans une lettre à son ancienne élève Simone Gibert datée de mars 1935, Weil explique pourquoi elle se désintéresse de l’amour :

La tentation de chercher à connaître l’amour […] je l’ai écartée en me disant qu’il valait mieux pour moi ne pas risquer d’engager toute ma vie dans un sens impossible à prévoir avant d’avoir atteint un degré de maturité qui me permette de savoir au juste ce que je demande en général à la vie, ce que j’attends d’elle.

Le perfectionnisme n’est donc pas un individualisme raffiné ou esthète. Il faut reconnaître qu’il admet une certaine pluralité de formes de vie mais à condition qu’elles exemplifient toutes le contrôle de soi par la pensée et une volonté disons farouche orientée par la valorisation du travail et l’horizon de la mort. Et cette pensée qui domine la vie, cette maîtrise de soi donc, n’est jamais désordonnée au sens littéral, car elle doit retrouver un donné qui l’oriente et la régule : le désir du bien présent en chaque être humain, désir qui peut devenir acceptation de son sort, de sa mort, puisque tout est entre les mains de Dieu. Le cœur du perfectionnisme de Weil promeut la domination de la vie et de la matière par une volonté qui reçoit sa motivation du bien (interprété de plus en plus religieusement au fil des années).

De la théorie du sacré de Weil découlent deux mouvements peu compatibles qui expliquent les forces et les faiblesses de sa réflexion. D’une part, elle s’attache à retrouver les traces les plus humbles mais aussi les plus importantes de profanation du sacré en chaque être humain. Elle amorce ainsi une anthropologie philosophique structurée par le bas, par le cri de la souffrance injuste. D’autre part, le sacré « ineffaçable au cœur de l’homme » est une trace du bien, bien qu’apparemment Weil a su, au moins en partie, contempler puisqu’elle semble, dans La personne et le sacré,suivre une intuition toute mystique pour tracer le programme d’une réforme politique conforme à ce bien. Elle a par ailleurs témoigné de diverses expériences mystiques personnelles de révélation sur le sens sacré de la souffrance.

Les prémisses d’une anthropologie philosophique par le bas sont donc trop rapidement recouvertes par une métaphysique du bien d’inspiration platonicienne et surtout chrétienne. Cette métaphysique spécifique est associée à une épistémologie morale très optimiste puisque Weil semble assumer une connaissance suffisante du bien afin de justifier la critique des droits et de l’organisation sociale, économique et politique tout en proposant de restructurer les institutions autour de la culture du travail, de l’attention et de la compassion – de la charité en somme.

Le risque de l’impuissance

On peut en un sens s’inquiéter des trop courts développements de Weil sur l’organisation des communautés humaines, au moins dans La personne et le sacré car L’enracinement est beaucoup plus prolixe. Mais en réalité, elle en dit déjà beaucoup trop. En proposant d’abolir la primauté des droits humains dont la dérive individualiste n’offre pas de garantie pour une vie bonne en société, elle indique le besoin d’une politique moniste du bien. Weil a conscience que des changements radicaux, notamment dans l’organisation économique du travail, sont nécessaires pour une vie plus respectueuse du sacré. Mais on se demande bien comment une politique de la charité qui suppose le refus de la force et du droit peut avoir une quelconque chance de promouvoir la justice.

Weil admettrait probablement cette impasse à combattre la puissance qui structure toutes les interactions sociales. Seule sa confiance dans l’épuisement, même lointain, du système capitaliste mis en avant dans Réflexions… et sa confiance en une providence capable de révolutionner la vie humaine mieux que toute révolution violente semblent justifier le refus d’un engagement révolutionnaire. Son pacifisme apparaît très clairement dans ses premières réflexions sur la guerre, dès 1933. Mais même quand elle a reconnu l’impuissance du pacifisme et a accepté la guerre pour combattre le fascisme, elle continuera de refuser d’accorder à la violence destructrice de vies humaines un rôle positif ou constructif, au-delà de sa fonction protectrice et défensive4.

Comment comprendre une telle réticence alors même que la souveraineté de la force en matière sociale et politique est reconnue et paraît invalider toute autre moyen d’action ?

À la fin de L’enracinement, Weil critique la conception volontariste de la providence divine. La présence de Dieu et donc du bien dans le monde semble souvent ténue. Mais ce n’est pas réellement un problème. On imagine parfois que Dieu devrait intervenir pour corriger les maux de l’histoire humaine. Ce fantasme d’un dieu interventionniste, faiseur de miracles, est profondément anthropomorphique et constitue une erreur dramatique.

Le bien qu’il est donné à l’homme d’observer dans l’univers est fini, limité. Essayer d’y trouver une marque de l’action divine, c’est faire de Dieu lui-même un bien fini, limité. C’est un blasphème.5

L’affirmation est étrange pour qui a lu La personne et le sacré : le sacré du désir du bien en chaque personne est pourtant décrit comme trace du bien absolu, trace de Dieu donc. Est-ce un blasphème de le dire ? On commence à comprendre que Weil peine à articuler sa description de la condition humaine et sa foi ou ses idéaux et que cela affecte sa réponse à la souffrance injuste.

Dans une lettre à Maurice Schumann de décembre 1942, Weil confie son incompréhension et sa douleur lorsqu’elle tente de penser le mal d’un monde créé par un dieu bon.

J’éprouve un déchirement qui s’aggrave sans cesse, à la fois dans l’intelligence et au centre du cœur, par l’incapacité où je suis de penser ensemble, dans la vérité, le malheur des hommes, la perfection de Dieu et le lien entre les deux.

Du point de vue de Dieu, le bien de l’univers est supérieur au mal qui semble être une nécessité qui n’annule pas le bien de l’univers pris comme un tout. Du point de vue de Dieu, il n’y a rien à corriger dans l’univers, aucun changement du cours des choses n’a de justification, et les êtres humains devraient apprendre à ne pas vouloir eux-mêmes utiliser leurs forces pour modifier l’ordre social et politique. Le cri face à la souffrance injuste ne doit donc pas initier une révolte qui chercherait à changer l’histoire. Pour qui connaît le bien, pour qui a part au mysticisme, il est clair que la confiance en la providence doit suffire comme philosophie de l’histoire. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas agir, mais simplement que l’action doit se concentrer sur la réactivation des enracinements, des liens, à partir d’un retour au travail physique libre car lucidement maitrisé complété par une attitude de charité au sens christique, le tout loin de tout projet révolutionnaire.

Face à l’objection d’impuissance que ce consentement à l’ordre providentiel du monde implique, Weil pourrait répondre que le mal se combat mieux s’il est pris à la racine par la compassion, la charité et la méditation silencieuse permettant ensuite de faire le bien. Weil ajouterait que les idéaux de liberté et d’égalité ne peuvent se soutenir par les moyens de la force, de la hiérarchie et de la domination qu’implique toute revendication radicale des droits passant par une organisation militaire ayant recours à la violence meurtrière. D’où cette attitude religieuse d’acceptation qui repose sur un mystère, celui de la participation – au sens platonicien – du monde à la providence divine.

Cette réponse est insatisfaisante non en ce qu’elle reconduit à un mystère, l’articulation de l’humain et du divin, mais en ce qu’elle n’est pas du tout à la hauteur du problème de la souffrance injuste qu’il faut chercher, sinon à éradiquer, au moins à drastiquement limiter.

D’une part, l’efficacité de la charité pour produire plus de bien et de justice est conditionnelle.

Si l’on dit à quelqu’un qui soit capable d’entendre : « Ce que vous me faites n’est pas juste », on peut frapper et éveiller à la source l’esprit d’attention et d’amour. Il n’en est pas de même de paroles comme : « J’ai le droit de … », « Vous n’avez pas le droit de … » ; elles enferment une guerre latente et éveillent un esprit de guerre.6

Il existe donc une condition pour que l’attention et l’amour soient fructueux : que la personne objet de l’attention et de l’amour soit réceptive aux puissances transformatrices de ces attitudes cherchant à encourager le désir du bien. La question évidente est alors : que faire si elle n’est pas réceptive ?

Même en postulant un désir du bien en chaque être humain, la situation de l’individu peut le rendre non réceptif provisoirement, rendant inefficace toute action de charité. Le dispositif de réponse au mal présenté par Weil se condamne alors à l’impuissance. Ainsi acculée, Weil invoque alors la grâce : « ce qui, étant indispensable au bien, est impossible par nature, cela est toujours possible surnaturellement » (p. 59). Mais la présence de la grâce semble souvent beaucoup trop timide et elle ne résout rien.

D’autre part, il existe une autre condition à l’attitude proposée par Weil : si la lutte non violente a une chance de réussir pour diminuer la souffrance injuste, alors nous serons patients et espèrerons que le monde changera. Mais le problème est mal posé. Penser ainsi l’histoire et la providence, c’est raisonner sur l’humanité et non sur le concret. Weil qui s’insurgeait que l’on puisse faire la guerre pour des mots et des abstractions vides (la nation, le communisme, etc.) propose de ne pas la faire au nom d’autres mots et d’autres abstractions : l’effondrement un jour lointain du capitalisme ou l’espérance religieuse mieux réalisée, plus tard…

Si le mal contemporain est à combattre, et Weil l’a combattu en s’associant à la colonne Durrutti en Espagne et à la France libre de Londres, cela suppose de s’opposer frontalement, très violemment même, à celles et ceux qui feront tout pour que ses conditions ne soient pas réalisées. Cette violence défensive ne suffit cependant pas, il faut aussi qu’elle soit efficace. Il est difficile d’imaginer un ordre social sans affrontement interne – des dissidences, des sécessions, une lutte des classes – ou externe – des prédations ou une pure volonté de destruction. Weil le sait parfaitement et y insiste. Sa réponse est pourtant insatisfaisante. À nouveau, elle « étouffe » la réflexion par le bas sous une réflexion par le haut où la providence détourne de l’effort de transformation des conditions matérielles et politiques.

***

Lire La personne et le sacré nous pose donc la délicate question des moyens et des fins. Cette question traverse tout appel à un renouvèlement collectif par un amour refusant la force, projet que l’on retrouve dans l’anarchisme chrétien – expression que Weil n’aurait pas admise pour désigner son œuvre mais dont elle semble très proche. Sur refus de la violence au nom de la charité ne peut produire de progrès quant à la justice. On ne peut esquiver le moment de l’affrontement pour résister au mal actuel – et Weil ne l’a pas totalement esquivé, mais elle peine à le penser. Bien sûr, un tel usage de la violence de reconquête – reprendre le contrôle de sa vie avec d’autres – et de stabilisation – produire du droit pour conjurer la violence sans limite – semble entrer en contradiction avec l’objectif d’une lutte plus morale, plus spirituelle et disons plus douce, contre tous les sacrilèges infligés au désir du bien. Pourtant, il est probable qu’une éthique par le bas, à partir du cri de la souffrance injuste, et sans prétention à connaître le bien, doive assumer cette nécessité de la violence et le risque d’un engrenage de violences sans mesure.

Deux contradictions se font donc face :

  • celle du refus de la force pour promouvoir le bien en étant incapable de contenir le mal de la force souveraine en ce monde,
  • celle de la violence pour éradiquer au moins certains maux tout en prônant un bien fait de compassion et de charité attentives aux cris de la souffrance injuste.

Weil n’a pas su dépasser cette alternative insatisfaisante, mais qui en est capable ?

  1. p. 26. ↩︎
  2. p. 307, de l’édition Gallimard. ↩︎
  3. p. 119 de l’édition Payot des Réflexions. ↩︎
  4. Sur l’évolution de Weil quant au pacifisme et à la nécessité de la guerre, voir le recueil L’Iliade ou le poème de la force, éd Rivages, 2014, et les très utiles commentaires de Valérie Gérard. ↩︎
  5. p. 353. ↩︎
  6. La personne et le sacré, p. 54. ↩︎
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